Les deux pigeons
Il y a une petite cour à laquelle je n'ai jamais accès, dans le bâtiment où je travaille à mi-temps. Dans cette petite cour, j'ai souvent entendu deux pigeons faire l'amour. Au début, je pensais qu'il s'agissait d'un pigeon seul qui roucoulait, puis j'ai compris à ses bruits extatiques et répétitifs que ce pigeon prenait son pied, j'entendais comme un son d'humain s'enivrer de sa propre jouissance, j'entendais les râles de la femme hystérique, dépendante, sur le point de jouir.
C'était en janvier de l'année dernière.
En janvier de l'année dernière, je me suis demandée si j'étais la seule de mes collègues à avoir compris que ce pigeon était en fait deux pigeons, si j'étais la seule à avoir compris que deux amants se livraient à une passion charnelle tous les jours, aux mêmes heures recommencée ( vers 14 h 30 puis vers 16 h).
Un jour, j'ai même tenté de faire une allusion à mes collègues, lorsque les deux pigeons ont commencé à roucouler, je crois que j'ai dit, Voici nos deux amants, ou bien encore ai-je dit, On dirait qu'ils font l'amour, ou bien peut-être ai-je dit tout simplement, On dirait qu'il y a deux pigeons qui baisent.
Mais ma remarque a été ignorée. Peut-être que les gens n'aiment pas se dire que les pigeons baisent, peut-être ne veulent-ils se figurer l'amour qu'entre " adultes consentants", comme ils disent, ou peut-être qu'on ne parle pas des pigeons qui baisent quand on est au boulot, que j'ai eu de la chance, ce jour-là, d'avoir affaire à la " surdité psychique" de mes collègues.
En avril, j'ai eu la confirmation de ce que je pensais. Alors que je regardais pas la fenêtre, j'ai vu deux pigeons qui s'accompagnaient l'un l'autre, mais je ne les ai pas vu s'ébattre. Ces deux pigeons sont pour moi un mystère, ils me rappellent mon enfance, lorsque j'avais la chance de ne pas avoir encore ouvert la porte de la chambre parentale, et que l'acte de l'amour était encore pour moi un mystère. Il est très bien que je n'ai jamais vu ces pigeons faire l'amour, mais je me sens un peu coupable de les entendre, comme alors j'ai entendu les bruits de ma mère... En novembre de cette année, je me demande encore si je suis la seule de mon équipe à avoir réalisé que, régulièrement, des pigeons viennent baiser dans la cour. Peut-être sommes tous très seuls à partager ce secret un peu curieux avec nous-mêmes, peut-être est-ce la même chose de savoir cela, que d'essayer de cacher une erreur.
Me sentir coupable de les entendre est pourtant un délicieux plaisir, car je me dis, à chaque fois, que pendant que je travaille, d'autres prennent le temps de s'aimer.
Chaque fois que j'entends les pigeons roucouler, mon esprit s'égare. Je me dis que j'aimerais être à leur place. Ou alors je pense au pigeon mâle et je me dis qu'il a de la chance, qu'il ne perd pas son temps, je le trouve intelligent d'avoir trouvé cet endroit, cette petite cour, à l'abri de la ville, une cour tellement petite, à laquelle les humains n'ont pas accès car alors les humains devraient franchir la fenêtre.
D'avoir trouvé cette petite cour secrète comme lieu de rendez-vous d'ébats charnels, prouve que les pigeons ont besoin de temps, d'espace, et d'intimité. Cela prouve que nous ne sommes pas les seuls à nous faire chier avec les autres. Cela prouve que les pigeons ne sont pas des bêtes.
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