waf waf
Je suis Alberte la chienne. J'ai un bon maître, il est gentil avec moi, m'appelle " Brave bête", " Ma fille", " Toi au moins....". Moi au moins je ne partirai pas. Moi au moins je suis là. Moi au moins je suis d'accord. Moi au moins je ferme ma gueule...
Mon maître m'aime. Il m'aime comme jamais il ne s'est laissé aimer une femme. Je suis aussi sa meilleure amie. J'aime ma laisse. Je la connais bien. c'est une laisse extensible rouge qui me rassure. Au bout de ma liberté il y a un homme. Il est mon ancre, mon point d'attache. Cette laisse me lie à l'homme que j'aime. L'aimer elle c'est l'aimer lui, l'aimer lui c'est le reconnaître comme mon maître.
Lorsque mon maître et moi nous nous baladons en forêt, il m'enlève ma laisse. Cela me panique, je m'encours très vite, à toute patte et puis je reviens tout près de lui, la bouche ouverte, la langue pendante, en aboyant un peu. J'ai besoin de le sentir près de moi. Les humains n'ont pas beaucoup de présence, ils ne sentent pas très fort, ils sont un peu comme des fantômes. Souvent ils disparaissent un long moment. C'est autour de cette absence que se noue le sens de la vie d'un chien. Il s'agit de ce lien particulier qui unit le chien à l'homme, de ce qui fait que l'homme trouve en son chien quelque chose qu'il ne trouve pas en l'humain. La fidélité, la servilité nécessaire à son épanouissement narcissique et à sa sécurité affective, il s'agit, somme toute, de la condition canine.
Il arrive souvent que mon maître disparaisse pour ce long moment caractéristique de l'humain. Je suis alors très triste. Je me sens seule au monde. A chaque fois, je crois qu'il ne reviendra pas. Je m'enfonce alors dans une dépression sévère. Je pourrais me battre, essayer de m'enfuir, je pourrais lutter, m'échapper. Je pourrais cogner mon poids contre la porte grise jusqu'à ce que par miracle, elle s'ouvre sur ce monde de chiens que j'ai à découvrir. Mais je suis bien trop triste pour cela, je ne veux rien explorer. Je préfère laisser la tristesse me submerger et ne rien faire. Je préfère rendre l'âme et cesser ma lutte. Je suis trop en mal d'amour. Je suis trop délaissée. Mon amant, ma seule raison de vivre, sont partis
Alors le souvenir renaît en mon cœur de la boule blanche du soir, celle qui faisait hurler mes ancêtres. Je hurle après elle, seule vraie présence, Absolue indifférence dans la nuit. Je pleure. Je meurs. C'est terrible. Mon cris est comme une lente agonie, insupportable pour les voisins. Je sais à ce moment que ma fin est prochaine. Je n'ai plus rien à manger, ou juste un peu de pâtée, qui reste là comme pour faire exprès. Le volet est fermé, je suis dans le noir. La télévision ne marche pas, la radio non plus, il n'y a plus de bruit, plus aucun de tous ces sons violents et pénibles que j'ai appris à supporter, dont j'ai appris à faire une musique. Mais c'est alors le silence qui me tue.
Tout comme le bâton bâton qu'il me lance en foret et que je lui ramène immanquablement, mon maître finit toujours pas revenir. C'est d'abord comme un faux espoir: je n'ose pas y croire, il se peut que ce ne soit pas lui. Mais pourtant c'est bien son odeur. Oh bien-sûr, une odeur entremêlée de millions d'autres odeurs, une odeur pâle qui pourrait presque être celle d'un autre. Mais c'est son odeur. Et c'est son bruit. Son pas à lui, le moteur de sa voiture. Bien-sûr, c'est un bruit enfouis dans l'infinité des bruits de la ville, mais j'arrive à le discerner et mon cœur commence à palpiter. Je sens au fond de moi ressurgir ce besoin d'uriner que j'avais fait taire comme il me l'a appris à la force de ses coups, de ses vexations. Un jour j'ai compris qu'il fallait me retenir au prix de la douleur. C'est en me retenant de pisser j'ai pu ainsi mesurer le prix d' être le meilleur ami de l'homme.
La douleur est grande, c'est comme si je ne pouvais plus me retenir, il faudrait en fait que je pisse tout de suite. Je me mets à aboyer comme une furie. De plus en plus en plus fort. Puis je perds espoir de nouveau, tout cesse brusquement, je me suis trompée, ce n'était pas lui. Mais, lancinante, obsédante, la certitude me revient: c'est son odeur qui se rapproche. J'aboie, je grogne, je geins, je pleure, je hurle.
C'est comme ça, les chiens n'ont pas la faculté d'attendre. Les chiens ne peuvent que souffrir ou être absolument heureux. Moi qui voit tout en gris, je ne connais rien du monde en demi-teinte dont me parle les humains avec leur curieux aboiement.
Enfin, la porte finit par s'ouvrir. Il est là. Il a toujours une cigarette à la main. Je lui saute carrément dessus, et ça le fait sourire. Il se met à me dire des choses en me caressant. C'est comme une vague qui vient m'érotiser, je m'assois sur mon postérieur, sur mes deux pattes de derrières. Je suis émue et reconnaissante de ce qu'il ne m'a pas laissée tomber. Il va décrocher la laisse du porte manteau, l'urine m'explose presque le bassin, je gémis et fais remuer ma queue . Le collier rouge s'approche de moi. Je fais la belle. Je dis merci comme je peux. Nous sortons, je cours et je le fais courir. La laisse se bloque alors j'attends, il me tire un peu. Lorsque nous sommes sur le trottoir, je guette le premier arbre. Qui a dit que l'amour rendait malheureux? J'urine enfin contre un platane. Je suis paisible et heureuse, dans mon monde de demeurés, où les chiens ne sont plus des loups.
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