Grosse
Je suis grosse. Toute ma vie, j'ai été grosse. Sans doute que, lorsque je suis née, je pesais déjà par ma masse, ma mère m'a toujours dit que j'avais des cuisses dodues, surtout si on les comparait aux cuisses absentes de ma soeur. D'ailleurs, ma grosseur a commencé comme cela : elle a commencé avec la minceur de ma soeur. Lorsque ma soeur est née, elle pesait 400 grammes de moins que moi. 400 grammes, ça compte dans la trajectoire d'une femme, on dit que c'est presque le poids de l'âme. 400 grammes, c'est le fossé qui fait toute la différence, c'est la frontière qui sépare une jolie femme d'un mannequin. 400 grammes, ça peut être l'excellent point de départ d'un complexe. Je crois que lorsque ma soeur est née j'ai commencé d'être un poids, j'ai commencé d'être de trop parce qu'il fallait bien s'occuper de ma soeur. La nuit, ma soeur se mettait à pleurer, et des tréfonds de la nuit, elle arrivait toujours à arracher mes parents de leur sommeil pour qu'ils se penchent sur son berceau, il paraît que c'est une chose que je n'ai jamais pensé à faire : ma mère racontait toujours qu'à six semaines, je faisais déjà mes nuits. Pourtant, avec ma soeur, je me suis rattrapée, je me suis mise à pleurer en même temps qu'elle, comme à rebours par rapport à moi-même et au temps béni de mes nuits faites. Mon père racontait que, le jour de ma naissance, une infirmière a fait tombé une foule d'objets en inox et qu'en faisant éclater leur bruit sur le sol, ceux-ci ont fait sursauter le bébé que j'étais dans son sommeil. Mes sourcils se sont alors froncés sans que je me réveille et, voyant cela, mon père a dit que je serais une grande angoissée. Je crois que, ce jour-là, avec le poids de ses mots mon père a réussi à forcer le destin et qu'il m'a jeté la poisse, je crois que le destin n'est qu'une question de force de conviction.
Ensuite, les choses se sont enchaînées, ma soeur a développé un goût prononcé pour les fruits et pour tout ce qui pouvait donner la chiasse. Elle fut la reine des maux de ventre tandis que je fus celle de l'insomnie. Si ma soeur aimait les fruits, pour moi ce fut le chocolat. C'est d'ailleurs comme cela qu'on nous comparait : l'une aime les fruits et l'autre le chocolat, l'une est mince et l'autre boudinée, l'une est plutôt jolie, l'autre est plutôt bavarde. C'était vrai, j'aimais beaucoup parler, danser, m'amuser et manger. Ce que je préférais c'était la cuillère trempée dans la poudre Nesquik que j'humidifiais d'abord avec ma langue, et dont je ne faisais ensuite qu'une bouchée. J'adorais aussi les kinders, les tartines à la confitures de Groseille et le Nutella. La nuit, je ne parvenais pas à m'endormir.
Ma soeur et moi dormions dans des chambres séparées, et tandis qu'elle serrait une poupée de plastique contre son coeur, j' affabulais sur notre abandon prochain et je présageais notre mort. Il me semblait alors que le parallélisme de nos deux chambres annonçait déjà l'allée de notre cimetière, l'une couchée à côté de l'autre dans le même sens, un sens qui prenait son fondement et s'enracinait dans la peur, l'une et l'autre séparée par un mur de béton, la grande fenêtre en face de nos deux fronts d'enfants s'ouvrant sur la nuit. Le front de notre père, lui, était ouvert sur la télévision, il se perdait dans le passé de notre famille trouée par la guerre. Enfants, ma soeur et moi ressentions cela à notre manière. L'une ne parvenait pas à manger et souffrait de noeuds au ventre, l'autre veillait pour les autres au creux des nuits qu'elle n'arrivait pas à faire ; ma soeur et moi ainsi nous nous complétions, nous n'étions qu'une seule femme, nous étions le miroir inversée l'une de l'autre. Alors, si ma soeur ne pouvait pas manger, moi il fallait que je mange. Si ma soeur ne pouvait pas aimer la vie, moi il fallait que l'aime. Si ma soeur ne pouvait étudier, il fallait que j'étudie. Je vivais seulement la vie de ma soeur par procuration, et elle vivait la mienne. Ma vie était comme un écran de fumée.
Grosse, je lui suis devenue aussi en voyant ma soeur vomir. Tous les jours de semaine, à l'heure du " dîner chaud", dans une classe qui comme nos deux chambres, était séparée de la mienne par un mur de béton, j'entendais une enfant hurler de terreur. Je savais que c'était ma soeur : on l'avait obligé à avaler des épinards, ou une soupe, ou encore de la compote ou du poisson. Ce n'était pas compliqué, chaque début de journée débutait par des maux de ventre, par la peur d'aller à l'école. Par la peur du midi. Chaque matinée commençait dans les pleurs de ma soeur dans mon silence hébété. Ce que ma soeur ne pouvait digérer, je le le digérais pour deux. Et c'est pour elle que je stockais les graisses, pour elle que je grossissais. C'était pour deux que j'aimais la vie.
Un jour, mon père est venu près de moi. Il m'a dit : " tu devrais faire attention à ce que tu manges, sinon, plus tard, tu vas devenir grosse, et ce n'est pas beau". Mon père était inquiet pour moi. Il avait peur que " je sois laide ", que je ne plaise à personne. Il avait peur que sa fille soit laide. Une part de moi fut blessée par ce constat : si mon père avait peur que plus tard je sois laide, c'est qu'il devait trouver que j'étais mal partie ... C'est qu'il devait trouver que ma soeur, si elle était en danger pour sa santé, était plus belle que moi. Une autre part de moi trouva dans le fait d'être " grosse plus tard", une différence intéressante. Je répondis à mon père que ce n'était pas grave d'être différent. En tout cas c'est ce que j'aimerais lui avoir répondu, c'est ce que je lui ai sans doute répondu dans ma tête. J'ai donc décidé de ne pas trop faire attention à ce qu'il me disait.
Un autre jour, mon père m'a appris à manger du fromage de chèvre. Ce jour-là mes goûts ont commencé à varier, j'ai commencé, par la langue de mon père, à m'ouvrir au monde. Il fallait prendre un petit morceau de fromage de chèvre frais et l'écraser sur un morceau de pain. Ensuite, juste après avoir mâché , il fallait porter à sa bouche un verre de vin rouge et un peu malaxer le tout dans sa bouche, comme juste avant de cracher l'eau du dentifrice et , pour finir, avaler le tout. Le premier essais ne fut pas concluant, je fis la grimace. Mais mon père avait l'air tellement heureux de m'enseigner quelque chose, et moi j'étais tellement fière d'apprendre quelque chose de lui, que tout les deux nous avons continué à manger le fromage de chèvre écrasé sur du pain avec du vin rouge. Ce jour-là aussi, mais d'une autre façon, mon père m'apprit la différence, il m'apprit la différence dans le fait d'apprécier autrement les plaisirs de la vie. Aujourd'hui, je suis une adepte du fromage de chèvre frais. Et j'aime manger à peu près autant que l'aura aimé mon père. Après avoir arrêté de fumer en 2009, je fais une taille 44. Ma soeur, probablement une taille 36 ou un peu moins.
Etre gros, c'est rarement une question de kilos. C'est plutôt une question de regard. Etre gros, c'est un état d'esprit.
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