Loretta, récit d'un avortement
Tu t'appelles Loretta. Parfois tu sens en toi un démon qui te dévore, une langue de feu crachée à l'intérieur de tes tripes, plus précisément à l'endroit maléfique où se nouent tes ovaires, mystère de ta vie intime, de ton corps féminin irrigué en veines traversées de sang, tu t'appelles Loretta, Loretta!
La porte du centre de Planning familial est blanche, tout est d'une blancheur immaculée dans le centre de Planning familial, planning de quoi? De ton cul! Tu n'as plus ni planning, ni projet, ni avenir, juste dans ton ventre, une fleur léchée de sperme. Qui est ce petit spermatozoïde innocent, courageux ,venu se lover dans ta pétale?Pourquoi ta petite pétale de rose n'a-t-elle pu se défendre contre l'envahisseur, contre le spermatozoïde conquérant, violeur? Pourquoi les petites pétales de roses, les pivoines de fin de printemps ne peuvent-elles jamais se défendre contre ce qui veut les pénétrer, pourquoi restent-elles closes dans leur immonde passivité? Est-ce cela d'être une femme, subir? Subir l'ancestralité de son corps. Corps en accord avec le monde, avec le déroulement des saisons, mais jamais en accord avec soi, Loretta? Qui es-tu, Loretta, et qu'as-tu bien pu faire pour n'être que ce que corps que tu n'es pas ? Qu'as-tu pu bien faire pour avoir dans ce corps dont tu ne veux plus, l'embryon d'un corps dont tu ne veux pas? Tu n'as rien fait, Loretta, tu t'es juste laissé faire.
Ce soir-là tu n'as pas refusé d'écarter mollement tes cuisses qu'Il a malaxées jusqu'à l'apparition d'une petite douleur, et tu as levé la jambe gauche; ( car tu es gauchère),pour qu'Il rentre plus facilement. Ce soir-là, tu n'as pas dit Non. Tu n'as pas dit Oui non plus. Car il y a des mots, lorsqu'on est traînée ( et tu es une traînée, n'est-ce pas Loretta ?), d'échec en échec, de déception en déception, il y a des mots qu'on n'a plus la patience ni de dire, ni de taire en soi. Ces mots-là sont là et c'est tout. Ils sont contre l'oreiller où on enfuit la tête pour ne plus rien entendre des dialogues assourdissants du monde. Ils sont dessous la couette, protégés par les rêves de l'enfance, ils sont tapis derrière les yeux, tressés dans la gorge. Ils sont partout mais ils n'ont plus de voix, Loretta. Ta voix est devenue cristalline, transparente le long des écoulements des années, des jours... A quoi bon parler? Ce soir-là, Loretta, tu n'as pas parlé et tu n'as pas joui non plus ,mais lui a joui a l'intérieur de tes cuisses. Au coeur même du coeur de ta petite pétale, les assauts de la rupture ont fait germé une graine en toi, et lorsque tu as crié: " Arrête", ce n'était pas vraiment cri, mais plutôt un gémissement qui voulait dire: " Continue".
Lorsque tu t'es retournée sur le dos, tu as dit: -" Et si je suis enceinte, maintenant, qu'est-ce qu'on fait?"
- Qu'est-ce que TU fais, tu veux dire? Nous sommes séparés, désormais, je n'ai plus rien à avoir avec ça.
Il semble que la salle d'attente est remplie du blanc de la neutralité bienveillante, de la patience de l'écoute, des labyrinthes ambitieux du " derrière les mots", des psys. Mais l'attente, lorsque on est enceinte, l'attente, ce supplice, l'attente, dans cette condition, n'a plus droit d'être de l'attente. Sur ta chaise Loretta, les deux pilules abortives avalées le matin même, creusant la mort au coeur de ta pétale, tu attends. Oui, tu attends la mort sur ta chaise, tu attends légalement la mort , tu attends la mort légale de ton embryon. Mais la mort et la vie, ces deux siamoises, n'ont que faire de la légalité, elles ne connaissent que la guerre, la violence et le sang, Loretta, c'est une guerre qui se livre dans le creux de ton corps, à laquelle tu veux mettre fin.
La porte s'ouvre, elle est là. La gynécologue mince, aux cheveux bruns, aux yeux bleus. Tu tends la main droite, on te l'a appris, tu es gauchère. Il y a toute une moitié de toi dont les hommes ne veulent pas. Elle te serre la main, puis te demande si tu a bien avalé tes pilules. Tu ne comprends pas cette question, pourquoi serais-tu venue, sinon? Tu dis Oui. L'assistante sociale est là, elle te sourit. Elle sera ton ange pour toute l'aspiration. Tu t'étales sur le fauteuil d'examen, tu écartes les jambes. La gynécologue t'observe le vagin. Elle sourit. Du sang coule. " le travail a déjà commencé" affirme-t-elle. Tu ne comprends pas que c'est déjà fini. C'est avec les années que tu comprendras. La vie en toi n'a déjà plus aucune chance. La mort a gagné, tu l'y a aidé. Le petit morceau d'avenir se décolle déjà de ta petite pétale, pour venir mourir dans l'éternité. La gynécologue t'explique qu'elle va aspirer avec cet appareil ce qu'il y a dans ton ventre. Ca va faire mal, un peu. Comme quand tu as des crampes de règles, t'explique -t-on, mais en plus fort. On t'explique qu'on fera des petites pauses dans la douleur. Tu pourras reprendre ta respiration, et souhaiter qu'on en finisse, encore une fois, une fois pour toutes, une fois encore. Au fond c'est peut-être cela, l'enfer.
L'aspiration commence. La douleur te prend immédiatement, elle est dans ton ventre comme une évidence et assourdit le reste du monde. Tu tournes le visage vers l'assistante sociale, elle te sourit avec douceur, bienveillance, amour. Une auréole de lumière jaune semble l'entourer. Tu regardes ensuite le vent et son absence de Dieu agiter les feuilles des arbres, par la fenêtre. Quelle belle journée de Juin. Comme tu es triste et seule, comme il fait bon! Vivement que tout cela soit fini, Loretta, que tu puisses remettre ta culotte.
Le sang, tel une masse infinie, compacte, s'écoule le long du tube transparent du petit aspirateur. Tu regardes ainsi couler la fin, tu la regardes rejoindre les poubelles du temps. Tu n'oses penser que c'est de ton enfant qu'il s'agit. Et pourtant, c'est le tien, ça aurait pu l'être. Mais cette masse liquide, épaisse, rouge visqueuse , peut-elle avoir un père, une mère? Toi, Loretta? L'avortement terminé, lorsque tu remonteras ta culottes, qu'est-ce qui sera mort en toi, Loretta?
Parfois, Loretta, la liberté, tu le sais, c'est d'être délestée. Remonte ta culotte et part en courant! Tu es libre, Loretta, petite Loretta!
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